S’il va dans un pays francophone ou simplement sur Internet, l’apprenant de français langue étrangère (de français comme langue étrangère) remarque assez vite que le français que les gens utilisent n’est pas exactement celui enseigné dans les manuels de français. Bien qu’il soit enseigné à l’école, le français « des livres » n’est pas le français qu’on utilise dans la vie courante. C’est le cas dans de très nombreuses autres langues du monde également.
Le français écrit est un code, dans le sens de « recueil de règles » (normisto), qu’on appelle généralement la langue écrite, en finnois kirjakieli (« la langue des livres »). Un code doit être stable (kiinteä, pysyvä), et en général on évite de le changer si ce n’est pas nécessaire. La langue que les gens parlent réellement est en constante évolution.
Pour opposer nettement le caractère nécessairement rigide (jäykkä, kiinteä) du français écrit et le caractère instable et changeant de la langue qu’utilisent les gens tous les jours, on utilise dans ce guide pratique de grammaire les termes suivants :
Remarque : le français parlé est évidemment aussi un code, c’est-à-dire un ensemble de normes, mais on utilise le terme générique de « français parlé » pour souligner qu’il n’est pas codifié de la même manière que le français écrit, qu’il contient plus de variation et qu’il est en perpétuelle évolution.
Dans la présente grammaire, les termes code écrit et français parlé désignent des codes, c’est-à-dire des ensembles de règles et d’usages, et non pas la production écrite opposée à la production orale.
On peut utiliser le code écrit en écrivant mais aussi en parlant (dans un discours officiel, par exemple). Inversement, on peut écrire le français parlé (par exemple dans la communication sur les réseaux sociaux). La différence principale est que quand on parle, on n’entend pas toute une quantité de choses qui sont visibles quand elles sont écrites, par exemple la différence entre les terminaisons verbales (elle parle/ elles parlent) ou l’accord du participe passé (les livres qu’il a achetés/les tomates qu’il a achetées).
Pour cette raison, dans certains cas, on utilise ici également les expressions :
Par exemple, on peut dire que la règle qui veut qu’on écrive un adjectif désignant une nationalité avec une majuscule quand il désigne un nom (deux Français et trois Allemands) n’a absolument aucune signification à l’oral, puisqu’on n’entend pas la majuscule.
En plus des différences structurelles entre le code écrit et le français parlé, il y a aussi à l’intérieur de ces deux codes des variations qui dépendent de la situation ou du contexte dans lesquels on les utilise.
En français comme en finnois, on ne s’exprime pas de la même manière quand on rédige un rapport administratif, un article scientifique, un courriel envoyé à un ami ou au service des impôts, ni quand on parle pendant une conférence, un cours, un entretien d’embauche, ou à ses enfants dans le cadre familial. Le code écrit et le français parlé connaissent des variétés en fonction de la situation d’énonciation, du contexte, du destinataire etc.
On décrit souvent ces variations par le terme de « niveau de langue ». On utilise aussi parallèlement le terme de « registre de langue » pour décrire les variations textuelles ou sociolinguistiques (style littéraire, langue familière, langue populaire, langue vulgaire etc.). Ces appréciations se recoupent (ovat päällekkäisiä) souvent en partie, et parfois de façon illogique. Dans le présent ouvrage, on utilise le terme de style, qui est plus vague et évoque pour les finnophones par exemple les termes connus de ylätyyli, alatyyli.
Dans le présent ouvrage, on distingue donc dans le code écrit :
Dans le français parlé, qui est moins codifié et présente nettement plus de variation en fonction des locuteurs, on peut distinguer :
Dans la majorité des cas, il n’y a pas de différence entre le code écrit courant et le français parlé courant. Pour cette raison, on utilise aussi le terme générique de français courant (en finnois, ce serait yleiskieli), qui désigne un usage commun au code écrit et au français parlé. Par exemple, la question Mitä se on? peut se traduire de plusieurs manières :
code écrit strict : Qu’est-ce ?
français courant : Qu’est-ce que c’est ?
français familier : C’est quoi, ça ?
Le lexique (vocabulaire) est le domaine dans lequel les usagers identifient habituellement des traits de français « parlé ». On utilise des mots comme machin, bidule, truc… Mais ce ne sont pas vraiment des caractéristiques du français parlé, car on les utilise aussi occasionnellement dans le code écrit. Ce sont simplement des mots du style familier.
De même, les différences grammaticales ou morphosyntaxiques (par exemple absence de ne négatif, élision de tu devant voyelle), ainsi que les différences phonétiques reflètent l’évolution de la structure de la langue. Ces différences sont faciles à remarquer.
La différence entre le code écrit et le français parlé est souvent moins nette (et souvent moins facile à reconnaitre pour les francophones eux-mêmes) dans certaines tournures (ilmaisutapa) qui ne sont pas vraiment familières, mais qu’on évite dans le code écrit strict. Il s’agit souvent d’un emploi particulier de certaines expressions ou constructions grammaticales tout à fait banales et normales.
L’exemple le plus caractéristique est comme ça, qui est une locution passepartout très pratique et très utilisée dans le français parlé : comme ça remplace l’adverbe ainsi, les adjectifs tel, pareil ou le groupe de ce genre (lire…). Ci-dessous figure une liste de quelques autres exemples de tournures ou emplois particuliers (qui sont décrits en détail dans d’autres pages).
■ Certains adverbes couramment employés dans la langue de tous les jours (et qui ne sont même pas sentis comme étant du français parlé par une grande partie des usagers de la langue), sont pratiquement inusités dans le code écrit strict (rédaction de style administratif, juridique etc.), par exemple :
français courant | code écrit strict |
en tout cas | en tout état de cause, quoi qu’il en soit |
quand même | néanmoins, malgré cela |
en plus (en tête de phrase) | de plus, en outre |
■ Le groupe figé et invariable pas mal peut servir d’adjectif, d’adverbe et même de déterminant (pas mal de travail). Le succès de pas mal s’explique par la complexité des constructions équivalentes dans le code écrit.
■ La locution comme dit « kuten sanottu », fréquente comme particule de remplissage, qui correspond dans le code écrit à comme on l’a dit / comme on l’a vu.
■ Et puis est employé comme comme connecteur argumentatif en tête de phrase, qui correspond en finnois à 1) « ja sit vielä, ja lisäksi » 2) « ja muutenkin ». Cet emploi est légèrement familier en tête de phrase et correspond à l’écrit par exemple à De surcroit… ou Qui plus est… etc. ;
■ On dirait est employé comme commentaire (il correspond exactement pour le sens et le style au finnois näköjään), code écrit : semble-t-il ou à ce qu’il semble ;
■ il parait (finnois kuulemma), utilisé comme commentaire ou comme réponse, code écrit c’est ce qu’on dit / c’est ce qu’on entend dire ;
■ La locution comme quoi est utilisée comme connecteur argumentatif (comme quoi, j’ai eu raison de ne pas partir), qui correspond pour le sens et le style au finnois eli siis, code écrit par exemple Autrement dit… ;
■ Certains adverbes sont utilisés comme adjectifs qualificatifs (trop, pas mal, bien etc.) :
Elle est trop, cette fille ! ■ Ce film est trop trop trop bien ! ■ Le restau était pas mal. ■ En plus, comme si c’était déjà pas assez, des voisines géniales (enfin, presque toutes). ■ Ce prof, c’est vraiment quelqu’un de bien.
■ Certains adverbes comme bien sûr, peut-être, évidemment sont suivis de que en tête de phrase, comme s’ils remplaçaient un proposition principale :
Bien sûr que je t’aime ! [code écrit : Tu sais bien que je t’aime.] ■ Peut-être qu’on viendra. [code écrit : Nous viendrons peut-être. / Peut-être viendrons-nous.] ■ Évidemment qu’il a raison. [code écrit : Il est évident qu’il a raison].
■ Certaines conjonctions ou locutions conjonctives s’emploient dans le français parlé et sont peu utilisées dans le code écrit strict :
ce n’est pas que → code écrit non que ■ ce qui fait que → code écrit si bien que ■ pour pas que → code écrit de peur que
■ On utilise l’interrogatif ordinal combientième, qui correspond exactement au finnois monesko, pour suppléer l’absence de mot spécifique (le mot quantième serait l’équivalent exact, mais il est rarement utilisé dans ce sens).
■ Les locutions conjonctionnelles si jamais (et ses variantes pour si jamais ou au cas où) sont utilisées comme adverbes de rappel :
Donne-moi ton numéro de téléphone, au cas où. ■ J’avais emporté une bouteille de vin, au cas où. ■ La remarque était évidente et simplement là pour si jamais.
Cette section est un résumé des règles décrites dans d’autres pages de cette grammaire.
On peut d’abord noter les caractéristiques suivantes au niveau morphosyntaxique ou au niveau syntagmatique (cette distinction n’est pas très rigoureuse et a essentiellement pour objet de permettre un classement sommaire des données).
a. L’article indéfini pluriel des a tendance à conserver sa forme des au lieu de passer à de devant adjectif antéposé , sauf devant un adjectif commençant par une voyelle :
T’as acheté des nouveaux rideaux ? ■ On a mangé des bonnes tartes.
b. L’accord du participe passé se fait rarement à l’oral :
Il faudrait laver la chemise que t’as mis hier. ■ Les choses qu’il a dit étaient très intéressantes.
c. On fait l’accord au singulier du verbe être dans la construction c’est + gn pluriel :
Tu vois ces paquets ? C’est les cadeaux qui sont arrivés pour toi. ■ C’est qui, ces gens sur la photo ? – C’est nos amis danois.
d. Dans la négation, on supprime presque systématiquement l’adverbe ne négatif, seul le deuxième mot négatif (pas, plus, rien etc.) est utilisé :
Il vient pas demain. ■ Je suis pas d’accord. ■ J’ai rien vu. ■ Il parle plus à personne. ■ Elle sort jamais.
e. Utilisation de la forme ça à la place de cela :
Ça m’intéres se pas. ■ Il faudrait que quelqu’un s’occupe de ça le plus vite possible.
– utilisation de ce/ça à la place de il impersonnel :
Ça sera prêt quand ? ■ Ça n’est pas trop dur ? ■ C’est normal que tu sois fatigué. ■ En semaine, c’est difficile de trouver une place de parking. ■ Ça me semble pas normal qu’il reste là sans rien faire.
– utilisation de ça comme anaphorique-déictique « universel » pour renvoyer à des GN (ça renvoie en réalité à la situation dans laquelle le GN est énoncé) :
Tu as une vilaine plaie à la main, il faut soigner ça. ■ Qu’est-ce que tu penses de cette robe ? – C’est pas mal. [C’ est un allomorphe de Ça]
f. Utilisation de y et en en fonction de pronom complément de verbe prépositionnel (CVP) pour renvoyer à un animé . Dans les exemples suivants, les formes du code écrit sont respectivement je rêve d’elle et je pense à eux :
Je suis fou de cette actrice. J’en rêve la nuit. ■ Mes enfants me manquent beaucoup. J’y pense souvent.
g. Utilisation de l’anaphore prépositionnelle pour reprendre un CVP (possible également avec un complément de phrase) non animé :
Le chat semblait très intrigué par cette nouvelle plante, il n’arrêtait pas de tourner autour. ■ Inutile de chercher cet horrible vase que tu détestais tant, je l’ai donné, tu ne risques plus de tomber dessus.
Cette anaphore prépositionnelle peut se combiner avec un pronom faible complément de verbe prépositionnel (CVP). Dans ce cas, la construction peut aussi renvoyer à un animé :
Les poussins se sont enfuis en piaillant quand je leur ai couru après. ■ Fais attention, il y a une guêpe qui te tourne autour. ■ Tu sais pas ce qui m’est arrivé ? Il y a la voiture des pompiers qui m’ est rentrée dedans au carrefour !
h. Utilisation quasi systématique du pronom sujet faible on pour désigner la personne 4 (nous) ; les formes pleines restent cependant nous :
Ce soir, on va tous faire la fête au parc de l’Orangerie. Demain, on sera sans doute crevés. ■ Ils nous ont rien dit, vu qu’ils disent jamais rien à nous, et nous on leur a rien demandé, c’est pour ça qu’on sait rien de toute cette histoire !
i. Utilisation de l’article massif déterminant un adjectif à la place de la construction quelque chose de + adjectif :
Ce blabla ne m’intéresse pas, je veux du concret, du simple ! ■ Il me faudrait vraiment un matériel adéquat mais je suis paumé, bref il me faudrait du facile et de l’efficace.
j. Suppression fréquente du sujet il impersonnel devant les formes simples de falloir et de faire , et du sujet je devant certains verbes (expressions devenues plus ou moins figées) :
Fallait pas leur dire! ■ Fait pas chaud, hein ? ■ Faudrait se grouiller ! ■ C’est qui ce type sur la photo, là ? – Connais pas. / – Jamais vu ! ■ Il rentre quand, ton ami ? – Sais pas !
et occasionnellement devant d’autres verbes, dans les constructions disloquées: M’énerve, ce machin !
k. Utilisation de certains adjectifs comme adverbes, notamment grave ou dur (avec des significations variables : « beaucoup », « trop », « difficilement » etc.) :
Avec son beau prénom, elle frime grave. ■ J’ai bossé là-dessus depuis sa retraite au moins deux ans, enfin elle comprend dur dur !! ■ Monsieur SFR se la pète grave. [titre de message blog]
Au niveau de la phrase et de l’agencement des idées, on peut mentionner les procédés suivants qui sont fréquemment utilisés dans le français parlé :
a. Utilisation abondante de la dislocation, à la fois de la dislocation à gauche , qui est relativement fréquente à l’écrit également, mais aussi de la dislocation dislocation à droite , qui est presque exclusivement un procédé du français parlé :
Il me casse les pieds, ce type. ■ Tiens, je t’avais pas vu, toi. ■ Rouge, qu’elle est, la voiture de mon frère.
b. Utilisation abondante des phrases clivées et des phrases pseudo-clivées (celles-ci sont cependant courantes à l’écrit aussi) :
C’est à cet endroit-là que la nouvelle ferme éolienne doit être construite. ■ C’est de lui que je t’ai parlé. ■ C’est en lisant le journal que j’ai appris la nouvelle. ■ Participer ne m’intéresse pas, c’est gagner que je veux. ■ Ce que nous nous voudrions faire et ce dont nous aurions besoin, c’est de signer un partenariat avec une compagnie plus importante. ■ Ce à quoi personne n’avait osé penser, c’est que la fonte de la calotte polaire s’accélèrerait à ce point. ■ S’il y a une chose que je ne supporte pas, c’est qu’on arrive systématiquement en retard.
c. Utilisation relativement restreinte du passif, remplacé par les procédés de thématisation et de focalisation ci-dessus :
Le chalet a été loué par des vacanciers italiens. → C’est des Italiens qui ont loué le chalet.
Dans le français parlé, il y a une nette tendance à éviter de commencer la phrase directement par un GN, surtout s’il est indéfini (de même pour les pronoms indéfinis). On utilise il y a comme actualiseur d’indéfini en tête de phrase, procédé appliqué également, mais moins systématiquement, aux GN définis, ou bien dans des constructions pseudo-clivées :
Il y a des gens qui attendent devant le magasin. ■ Il y en a qui sont jamais contents. ■ Il y a le téléphone qui sonne. ■ Y a ton pantalon qui est déchiré. ■ Il y a quelqu’un qui m’a poussée. ■ Il y a personne qui était contre. ■ S’il y a quelque chose que j’peux pas piffer, c’est les émissions de télé-réalité.
a. Dans l’interrogation directe, utilisation quasi systématique de l’interrogation par intonation. L’inversion du sujet est utilisée épisodiquement seulement. La construction est-ce que est utilisée assez fréquemment, mais il y a une tendance à appliquer l’ordre des mots normal SVC à tout type de questions (interrogation totale, ou interrogation partielle avec un mot interrogatif) :
Tu viens ou tu viens pas? ■ Tes parents sont déjà rentrés de vacances ? ■ Je pourrais te demander un truc, là ? ■ Est-ce que t’en as encore besoin ? ■ Vous rentrez quand ce soir ? ■ Il a choisi qui ? ■ Tu as acheté ça pour qui ? ■ Il se passe quoi, ici ? ■ On mange quand et où ? ■ Il y a deux séances pour le film, on va à laquelle ?
b. Utilisation de diverses variantes des constructions avec l’élément est-ce dont l’ordre des mots est rétabli dans le sens SVC :
Qui est-ce qui vient ? = Qui c’est qui vient ? = C’est qui qui vient ?
c. Tendance à conserver dans l’interrogation indirecte les formes et l’ordre des mots (inversion) de l’interrogation directe :
Qui est-ce qui vient ? → Je ne sais pas qui est-ce qui vient [forme standard : Je ne sais pas qui vient]. ■ Où est-ce que ça s’est passé ? → Personne ne sait où est-ce que ça s’est passé [forme standard : où ça s’est passé].
Dans le français parlé, il y a une tendance à simplifier les constructions relatives avec pronoms compléments prépositionnels (dont, à qui, où etc.) en utilisant une sorte de « conjonction relative » que et en modifiant la structure de la phrase (voir La relative dans le français parlé) :
Tiens voilà le livre dont je te parlais l’autre jour → Tiens, voilà le livre que je te parlais l’autre jour. ■ le type avec lequel tu es parti → le type que tu es parti avec. ■ C’est celle avec qui je suis. → C’est celle que je suis avec. ■ le magasin devant lequel je t’attendais → le magasin que je t’attendais devant
En plus des modifications traitées ci-dessus, on peut mentionner également pour mémoire d’autres altérations courantes, notamment des contractions diverses, qui ne produisent pas de formes pouvant prêter à confusion :
/kɛkʃoz/
, transcrit que’que chose ;/ptɛt(ʁ)/
avec apocope éventuelle du groupe final re, transcrit p’têt’ ;/dʒa/
, transcrit d’jà ;/f/
à l’impératif, transcrit f’ :F’pas suer ! ■ Et ooola f pas rire ! ■ F’ pas braire à la fin !
La prononciation est un autre domaine dans lequel les usagers identifient facilement des traits de français parlé. Ces traits caractéristiques sont présentés dans le Guide de prononciation, avec de nombreux exemples dans divers exercices.
Dans certains contextes, on transcrit ces variations typiques du français parlé : dans des romans, des blogs, des forums en ligne, la bande dessinée etc. Mais souvent ces transcriptions sont difficiles à interpréter pour les apprenants de français comme langue étrangère et peuvent aussi provoquer des confusions dans l’interprétation des structures grammaticales. La transcription de ces formes à l’écrit n’est pas standardisée et les manières de les transcrire peuvent varier à l’intérieur d’un même texte ou chez un même auteur, et être non cohérentes. On peut retenir deux caractéristiques générales:
a) l’apostrophe est abondamment utilisée pour indiquer une lettre ou un mot supprimés :
l’patron = le patron ; i’ dit = il dit ; p’têt’ = peut-être ; ’fallait pas l’dire = il ne fallait pas le dire.
De nombreux exemples relevés (et cités dans ce chapitre) montrent que l’apostrophe a pratiquement une fonction iconique de représentation du français parlé : de nombreux usagers ajoutent une apostrophe (consciemment ou non) parce que pour eux elle est le symbole même du français parlé transcrit par écrit (par exemple dans y’ z’ont dit, l’apostrophe après y est redondante). Il ne faut donc pas s’étonner de voir l’apostrophe utilisée un peu au hasard.
b) La lettre z sert souvent à marquer la liaison en /z/
quand la transcription n’y suffit pas (y z’ont = ils ont), ou à indiquer une liaison supplémentaire dans une structure non standard (donne-moi-z-en / donne-moi-z’en (mais on peut aussi trouver la variante donne-moi-s-en).
Les pronoms et déterminants monosyllabiques terminés par e s’élident devant consonne (devant voyelle, l’élision est normale, puisqu’elle même de règle : l’ami l’a dit). L’e élidé est transcrit par une apostrophe :
je → j’ | Moi j’trouve que les gens sont trop durs. |
me → m’ | Des fois tu pars à droite à gauche et tu m’préviens même plus. |
te → t’ | Ça t’dirait d’aller à la chasse au caribou avec moi ? |
ce → c’ | Comment ça s’arrête, c’machin ? |
le article → l’ | Heureusement que tu m’as donné l’truc. |
le pronom → l’ | Fallait pas l’dire ! |
Dans les suites je me / je te, l’e muet tombe soit dans le sujet je soit dans le pronom complément me/te, voir Guide de prononciation.
Le l final du pronom [il] (il ou ils) tombe devant consonne : il tape /itap/
, ils disent /idiz/
. Au pluriel, on prononce /iz/
devant voyelle. Cet /i/
est souvent transcrit y, il ne faut donc pas le confondre avec le pronom y ; le pluriel /iz/
est transcrit i’z, ou y z’ (variantes avec s possibles également) :
Aujourd’hui y parait qu’y z’entendent une gamine qui pleure tout le temps. [Il parait qu’ils entendent une gamine].■ Alors les voisins y font la gueule y z’ont dit qu’y voulaient plus nous voir chez eux. [Les voisins, ils font la gueule et ils ont dit qu’ils voulaient plus nous voir chez eux].■ Y doivent être deux ou trois seulement à l’penser, mais y z’y croient. [Ils doivent être deux ou trois seulement à le penser, mais ils y croient ].■ Elle lui tend un papier. – I l’ prend. – Elle pleure. [Elle lui tend un papier. Il le prend. Elle pleure].
Cet y ne doit pas non plus être confondu avec la variante « populaire » ou régionale de y équivalent à lui :
Alors j’y ai dit d’revenir demain [Alors je lui ai dit de revenir demain].
Normalement, devant une voyelle, le pronom il se prononce /il/
, mais parfois on supprime l’i et on prononce seulement /l/
(transcrit l’ ou parfois ’l’). Il ne faut pas confondre ce l’ avec la forme du pronom le/la devant voyelle (par exemple le comité l’a pas dit):
Pauv’ chou, ’l’a pas parlé du sujet, ça l’embête trop. [Il a pas parlé du sujet]. ■ J’ai pété mon flingue vu la carapace du truc, mais l’comité l’a rien dit [le comité, il a rien dit].
Remarque : dans l’exemple suivant, on trouve la graphie qui pour qu’il (on attendrait en principe la forme qu’i’, mais il n’existe évidemment aucune norme stricte dans ce domaine), et, de nouveau, l’ pour il :
Ya ma femme qui gueule qui faut qu’on trouve le chat, c’te salaud l’est encore bourré. [= Il y a ma femme qui gueule qu’il faut qu’on trouve le chat, ce salaud, il est encore bourré].
Dans certains mots monosyllabiques courants, le /ᴇ/
entre consonnes tombe :
a. Le verbe c’est est réduit à /st/
. Cette réduction est habituellement transcrite c’t, qu’il ne faut pas confondre avec c’t transcrivant le déterminant démonstratif (voir point b.) :
Pour un premier message, c’t’intéressant ! Very Happy. Va t’ présenter dans le Topic présentations. ■ C’est bien plus agréable de rester au chaud, parce que le froid, c’t’amusant 30 secondes, après, un bain chaud, c’t’une chose très agréable.
b. Le démonstratif cet ou cette est réduit à /st/
devant voyelle ; il n’y a donc pas de différence entre le féminin et le masculin :
En espérant que sa nuit sur le goudron glacial lui a rafraichi les idées à c’t’andouille [= cette andouille] ! ■ C’est interdit on va pas tortiller, on va la payer c’t’amende [= cette amende]. ■ Et l’grand patron qui dit : D’où y sort, c’t’abruti [= cet abruti] ?
c. Devant consonne, on a tendance à prononcer les déterminants démonstratifs cet et cette sous la forme /stɶ/
, qui est souvent transcrite c’te. On peut donc avoir la forme c’te devant un féminin et aussi un masculin :
Ça manquait de kiwi dans c’te salade de fruits [féminin]. ■ En plus on dirait trop qu’il est sérieux c’te débile mental [masculin]. ■ Ya ma femme qui gueule qui faut qu’on trouve le chat, c’te salaud l’est encore bourré [masculin].
Le pronom relatif qui) s’élide en qu’ devant voyelle. Il faut donc faire très attention à ne pas confondre qu’ formé élidée de que CVD et qu’ forme élidée de qui sujet :
Y a ceux qu’ont raté l’avion parce qu’y z’étaient enfermés dans les toilettes. ■ Elle a mal, mal de voir tous ces amis partir avec ceux qu’ont dit des choses mal d’elle. ■ On n’a pas retrouvé depuis ceux qu’avaient quitté le groupe. ■ Ceux qui sont morts dans le car, c’est ceux qu’étaient devant.
Trois groupes contenant les phonèmes /ɶ+ɥi/
se réduisent selon un modèle identique (prononciation très courante dans le français parlé, notamment dans le cas de celui-ci / celui-là) :
je suis > /ʃɥi/
, transcrit habituellement chuis, parfois sous la forme non assimilée ch’suis
celui > /sɥi/
, transcrit habituellement çui (et aussi çui-là, çui-ci)
je lui > /ʒɥi/
, transcrit habituellement j’ui ou jui
Exemples (Internet) :
Origines: marché de Nowel (pour çui de gauche) et marché médiéval Breton (pour çui de droite). ■ Çui qu’a dit ça aurait mieux fait de s’taire. ■ Chuis vraiment, vraiment pas contente, déjà en rentrant, j’avais un bruit bizarre dans la voiture, genre un sifflement de courroie assez suraigu. ■ J’ui ai flanqué un coup de pied, tout a redémarré à la sauvage et ça a marché. ■ J’ui ai mis un short rose pour le rendre un peu plus sympa. ■ Chuis pas libre mais j’veux plaire.
Tu s’élide devant voyelle : tu as dit > t’ as dit :
My god, t’as pas beaucoup de chance avec les bureaux d’ordi ! ■ T’avais rien d’autre à faire ? ■ Allo, t’es où, là ? ■ T’avais qu’à te coucher plus tôt cette semaine. ■ T’étais pas celui que j’voulais.
Ne pas confondre ce t’ avec t’, forme élidée habituelle et régulière du pronom te (forme complément de tu) devant voyelle. Tu ne s’élide devant voyelle que dans le français parlé, tandis que te s’élide toujours :
Qu’est-ce t’as dit ? < Qu’est-ce que tu as dit ? ■ Qu’est-ce qu’i’ t’a dit ? < Qu’est-ce qu’il t’[te] a dit ? ■ Qui est-ce qui t’a dit ça ?
Le groupe qu’est-ce que interrogatif et exclamatif se réduit souvent à qu’est-ce (prononcé /kɛs/
) devant consonne. La chute de que est tout à fait normale et très courante dans le français parlé, mais il ne faut pas en conclure qu’elle représente la norme, et il est exclu de l’utiliser dans le code écrit :
Qu’est-ce tu fais c’soir ? ■ Qu’est-ce ça change, et pis qu’est-ce ça peut te faire ? ■ Mais qu’est-ce tu veux que je fasse, qu’est-ce tu veux que je te dise ? ■ Qu’est-ce t’écoutes comme musique, là ? ■ Qu’est-ce qu’i glande, bon sang ? ■ Qu’est-ce qu’ i’z ont dit qu’y aurait comme temps à la radio ? ■ Qu’est-ce t’es pâle, mon vieux ! ■ Wow, qu’est-ce t’as maigri !
Mais devant voyelle, que se maintient :
Qu’est-ce qu’y veulent encore ? ■ Qu’est ce qu’on peut faire ? ■ Qu’est-ce qu’il est bête !
L’adverbe puis se réduit à couramment à /pi/
; il est habituellement transcrit pis, qu’il ne faut pas confondre avec pis, le comparatif de mal (notamment dans l’expression pis encore en tête de phrase) :
Et j’ui ai dit : « Toi tu m’fous les glandes / Pis t’as rien à foutre dans mon monde / Arrache-toi d’là t’es pas d’ma bande. » [chanson de Renaud] ■ Et pis qu’est ce tu veux aller faire à Lourdes ? ■ Pis qu’est-ce tu veux que ça m’fasse ? ■ Fumer, c’est full dégueu et pis c’est pas rap. ■ Et pis encore meilleurs vœux pendant qu’on y est…. ■ Quelle météo, de la neige et pis encore de la neige !!
Dans les exemples suivants, qui ne sont pas du français parlé, pis est un comparatif :
Et pis encore, ce mensonge devrait-il être pris pour signe de vaillance, pour signe de liberté ? ■ La rationalité et la pensée scientifique s’avèrent de moins en moins bien comprises et, pis encore, de plus en plus menacées.
Dans la phrase suivante, titre d’un message de blog et donc hors contexte, il est impossible de savoir avec certitude si l’auteure a voulu dire puis encore ou pis encore :
Ah pis… encore ! Je déteste me faire dire : ah t’es grosse, mais comme tu es grande, ça te va bien, en plus tu as un beau visage !
En plus des modifications présentées ci-dessus, il existe également d’autres altérations phonétiques courantes, notamment des contractions diverses, qui ne produisent pas de formes pouvant prêter à confusion, voir ci-dessous.
Comme résumé montrant à quel point les graphies sont variables et peu standardisées, on peut relever dans les exemples précédents les variantes de il(s) :
il | |
i | I l’prend. |
i avec que | Ya ma femme qui gueule qui (= qu’il) faut qu’on trouve le chat. |
y | D’où y sort, c’t’abruti ? |
’l(’) | Pauv’ chou, ’l’a pas parlé du sujet… |
ils | |
y | Y doivent être deux… Qu’est-ce qu’y veulent encore ? |
i’z | Qu’est-ce qu’ i’z ont dit qu’y aurait comme temps |
y z’ | Y parait qu’y z’entendent… / Y z’y croient… |
En dehors des contacts avec le français de tous les jours que permet l’omniprésence d’Internet, il y a évidemment aussi des situations où l’étudiant de français comme langue étrangère est plongé dans le milieu linguistique « physique », soit à l’occasion de voyages divers, soit, comme c’est le cas pour de nombreux étudiants de nos jours, dans le cadre des échanges du programme Erasmus. Ces séjours en immersion linguistique (kielikylpy) sont suffisamment longs pour que, dans la vie quotidienne, l’étudiant ait la possibilité de se familiariser avec le français parlé de tous les jours. Et, s’il connait déjà assez bien la grammaire française et qu’il est attentif aux questions linguistiques, il constate qu’un certain nombre de règles apprises à l’école ou à l’université ne semblent pas être rigoureusement observées par les usagers francophones.Il y a à cela deux raisons :
Le tableau ci-dessous présente certaines « déviations » par rapport à la norme que l’apprenant de français comme langue étrangère en séjour linguistique prolongé remarque assez vite. On n’indique que les tournures qui contredisent nettement les règles de grammaire figurant dans les manuels, et non pas les traits caractéristiques du français parlé (voir ci-dessus) ou les points de détail : genre des noms, orthographe (sauf un exemple) etc.
Pour permettre à l’étudiant de français comme langue étrangère de faire le partage entre, d’une part, les variantes relevant d’une norme différente de l’écrit ou dues à l’évolution du français et, d’autre part, les erreurs dues à une mauvaise compréhension ou application des règles de grammaire, on a fait suivre les « vraies fautes » du signe °. Mais cette appréciation reste subjective.
Ce que disent les GRAMMAIRES : | Ce que disent ou écrivent LES USAGERS : |
---|---|
L’article des devient de devant adjectif antéposé. | Dans ce restaurant, ils servent des grandes portions et ils font des très bonnes tartes. |
La pronominalisation du nom se fait avec un pronom. | Où est la voiture ? – Ton père est parti avec. |
Un nom précédé d’une préposition se pronominalise sous la forme [préposition + pronom]. | Cette mouche m’énerve, ça fait une heure qu’elle me tourne autour. |
Les pronoms y et en ne s’utilisent pas pour renvoyer à un référent humain : | Il adore ses enfants, il y pense tout le temps et il en parle sans cesse. |
On n’exprime pas le pronom y devant les formes en i- du verbe aller. | Aucune importance, j’y irai quand même ! |
À l’impératif affirmatif, le pronom CVD de personne 3 précède le pronom CVP (donne-le-moi). | Ça m’est égal, donne-moi-le et arrête de radoter ! |
À l’impératif affirmatif, le pronom CVP précède le pronom en (donne-m’en). | Garde-moi-s-en peu, s’il te plait. |
Dans la mise en relief avec c’est…, on utilise la conjonction que dans tous les autres cas que le sujet (c’est lui qui / c’est à lui que / c’est de lui que). | C’est de lui dont je parlais, parce c’est bien à lui à qui je pensais.° |
Le participe passé s’accorde en genre et en nombre avec le CVD quand le CVD précède le verbe. | La robe que j’ai mis est toute sale, et toutes les lettres que j’ai écrit ont disparu. |
Le participe passé du verbe faire suivi d’un infinitif ne s’accorde pas avec le complément direct qui le précède. | La maison qu’elles se sont faite(s) construire est très grande.° |
Le participe passé d’un verbe à pronom réfléchi ne s’accorde pas si le pronom qui précède le verbe est un complément de verbe prépositionnel (CVP). | Ah bon, ça tombe bien, elles se sont souvent demandées s’il fallait mettre un s ou pas.° |
Quand le sujet précède le verbe (nom, pronom, interrogatif qui, etc.), l’indice de personne verbale il est inutile. | Tiens, je me demande ce qu’il se passe.° |
Le verbe se rappeler ne se construit pas avec de. | Oh pardon, je m’en rappelais plus ! |
Il est interdit d’utiliser le conditionnel après si dans une conditionnelle. | Le médecin m’a dit que si je serais venu plus tôt ça aurait été plus facile à soigner. |
La forme du pronom relatif complément du nom ou complément introduit par de est dont. | Tu m’as pas rendu le livre que je te parlais l’autre jour et que j’aurais besoin pour faire cette recette. |
La forme du pronom relatif complément de lieu est où. | Je l’ai acheté dans le magasin qu’on était l’autre jour avec toi. |
On n’utilise la forme réfléchie soi que si on renvoie à un sujet sans genre (pronoms personne, on etc.) | Elle ne pense qu’à soi-même. |
Dans l’interrogative indirecte, il n’y a pas d’inversion et on n’utilise pas est-ce que : | Je ne sais pas qui est-ce que c’est ni comment est-ce qu’il s’appelle. |
La personne 3 du passé simple s’écrit sans accent circonflexe. | Quand il fût rentré, il fût surpris de voir que la porte était ouverte.° |
La conjonction après que demande l’indicatif. | Il a commencé à pleuvoir après qu’on soit rentrés. |
L’étudiant de français comme langue étrangère a intérêt à dire… comme les grammaires. Et avant tout à toujours écrire comme le disent les grammaires.
Les langues sont comme des organismes vivants, en perpétuelle évolution. Le français que parle un june personne jeune de 20 ans en 2023 n’est pas exactement celui de ses parents, ni celui que parleront ses enfants. Des mots nouveaux apparaissent, d’autres mots disparaissent ou changent de sens, des expressions nouvelles se créent. Ce sont des changements qu’on remarque assez facilement et même relativement rapidement à l’échelle d’une génération. Il y a aussi des changements moins visibles : des constructions grammaticales se modifient lentement, la prononciation évolue.
Dans le domaine du français, comme dans d’autres pays, il y a aussi une assez grande variation régionale, dans la prononciation, dans le vocabulaire, qui peut aussi être due à l’influence (souvent imperceptible) de la langue régionale sur le français que parlent les gens dans la région. Ces facteurs aussi sont en constante évolution.
Face à cette variation, il se crée généralement une forme standardisée et stabilisée de la langue, un code (normisto), que tous les utilisateurs utilisent et comprennent. C’est le code de ce qu’on appelle généralement la « langue écrite », en finnois kirjakieli (« la langue des livres »). Ce code écrit n’est pas fait pour tenir compte de toutes les variations linguistiques possibles, mais, au contraire, en quelque sorte pour les minimiser, afin que le maximum de locuteurs puissent le comprendre (et l’apprendre) et l’utiliser de la même façon. Ce code est observé et utilisé partout dans la vie de tous les jours, dans la presse, dans le commerce, dans l’administration etc. C’est donc, logiquement, le code qu’on enseigne et utilise à l’école et dans les manuels scolaires. C’est la même situation en Finlande.
Les personnes qui apprennent une langue étrangère le font souvent à partir de livres, de manuels scolaires, de textes, d’exercices écrits (même sur internet), bien qu’il existe aujourd’hui beaucoup d’autres moyens d’apprendre une langue (applications sur téléphone, par exemple). Quelle que soit la manière, ces personnes apprennent d’abord la norme du code écrit.
Le code écrit du français a commencé à être fixé au début du XVIIe siècle. En 2024, il est donc déjà vieux de plus de 400 ans. Le français a beaucoup changé depuis. Le code écrit a été adapté à ces changements, mais, dans l’ensemble, il a relativement peu évolué. Par exemple, la plus grande partie des règles concernant l’accord du participe passé créées au XVIIe siècle sont encore valables, alors que dans le français parlé en 2024, l’accord du participe passé a quasiment disparu. Il en va de même pour le finnois : les règles du code écrit ont été fixées au début du XXe siècle, elles ont plus de 100 ans, et n’ont pas beaucoup changé, alors que dans la langue de tous les jours, de nombreux faits de langue ne sont plus en phase (sopusoinnussa) avec les règles de ce code écrit.
Il faudrait plutôt dire : de nombreuses règles du code écrit décrivent des faits de langue qui n’existent plus dans la langue actuelle ou que les utilisateurs qui ne sont pas des spécialistes de grammaire ou de littérature du XVIIe siècle ne comprennent plus. Le code écrit aurait dû s’adapter (au moins un peu plus qu’il ne l’a fait) à l’évolution de la langue, mais ce n’est pas le cas. Cette disparité entre le code écrit enseigné et requis à l’école et le français parlé réellement peut provoquer un véritable stress (une insécurité linguistique) chez les usagers.
Il est important de comprendre que le code écrit et le français parlé ne sont pas le contraire l’un de l’autre. Le code écrit s’utilise dans certaines situations, le français parlé dans d’autres situations. Il serait assez surprenant d’entendre quelqu’un utiliser le code écrit pour parler à ses enfants, tout comme il serait inapproprié d’écrire un article scientifique en français parlé. C’est exactement la même chose en finnois.
Le français parlé ne s’utilise pas seulement à l’oral, quand on parle « par la bouche », mais aussi dans les contextes écrits qui rappellent la communication orale, en particulier sur les réseaux sociaux. Le développement d’Internet fait que le français parlé est très présent sous forme écrite dans la communication de tous les jours.
Le code écrit n’est donc pas « meilleur » que le français parlé, et vice-versa. Chacun des deux a une fonction et une existence propre. Beaucoup de gens pensent que le code écrit est le « bon » français, et le français parlé, du « mauvais » français. En réalité, il faudrait plutôt dire que le code écrit est un français figé, codifié, qui n’a pas beaucoup changé depuis 1850, tandis que le français parlé est le vrai français vivant d’aujourd’hui, différent du français parlé de 1900, de celui de 1950, de celui 1980 et différent de celui de 2040 ou 2060.
Il y a de nombreuses différences entre le code écrit et le français parlé : dans le français parlé, la négation s’exprime presque toujours sans le mot ne, la personne 4 (nous) est remplacée par la personne 3 avec le sujet on, le passé simple n’est pas utilisé, l’accord du participe passé a disparu, le système des pronoms relatifs est grandement simplifié etc. Tous ces changements peuvent paraitre aux yeux du grand public de simples « altérations » (ou détériorations), mais du point de vue du linguiste, ils sont importants, parce qu’ils réorganisent des systèmes entiers. Par exemple, dans la conjugaison courante des verbes comme parler, au présent il n’y a plus que deux formes orales /paʁl/
, /paʁle/
, comme c’est le cas en anglais.
Malgré cela, on ne peut pas dire que le code écrit et le français parlé soient deux langues entièrement différentes. Les règles de base concernant l’ordre des mots (sujet-verbe-complément), la place des pronoms devant le verbe, l’accord en genre et en nombre etc. restent les mêmes dans les deux codes. Mais le français parlé utilise abondamment des procédés (par exemple la dislocation) que le code écrit utilise aussi, mais nettement moins souvent.
Une des notions indissociables, au niveau sociolinguistique, de l’analyse du français parlé est celle de norme. Comme le français connait de nombreuses variétés, quelle est la variété qu’il faut choisir comme norme, comme langue standard, ce que le grand public et les puristes appellent le « bon français » ?
Pour beaucoup d’usagers de la langue et pour le grand public (et même pour certains grammairiens), le français parlé est synonyme de « mauvais français », le code écrit représentant le « bon français ». C’est exactement la même situation pour le finnois en Finlande. Cette vision ne correspond pas à la réalité linguistique : l’utilisation du français parlé ne dépend pas (ou ne dépend plus de nos jours) du niveau d’éducation du locuteur. Le français parlé n’est pas la langue du « peuple » ou des « banlieues », il ne s’oppose pas à un code écrit qui serait la langue de la « classe cultivée ». Toute personne, même très « cultivée », utilise des procédés du français parlé dans certains contextes : en jouant avec des enfants, en parlant avec des amis à bâtons rompus etc., on utilise le français parlé. Même dans des contextes où le locuteur se « surveille » (interview télévisée d’une prsonnalité politique, par exemple), on peut relever quantité de tournures typiques du français parlé, que la même personne n’utiliserait pas à l’écrit.
Inversement, dans d’autres contextes, dans une situation formelle, « officielle » (conférence, entretien d’embauche, discours officiel, débat télévisé, interview d’un personnage important etc.), on utilise en principe le code écrit. Ceci concerne toutes les couches sociales. C’est le cas en finnois aussi, et dans bien d’autres langues du monde. Les usagers de la langue sont donc amenés à changer constamment de style, en fonction de la situation d’énonciation — le plus souvent de façon inconsciente. Mais le choix du style dépend des compétences linguistiques du locuteur. Il faut tout autant savoir éviter d’utiliser le français parlé dans un contexte formel que savoir éviter un langage trop formel dans la conversation avec des amis. Pour beaucoup d’usagers francophones, les deux tâches semblent être aussi difficiles l’une que l’autre. Elles nécessitent par exemple une bonne connaissance du vocabulaire, de la grammaire, des conventions stylistiques etc. Les usagers qui ne maitrisent pas toutes les subtilités du « style » éprouvent un sentiment d’insécurité linguistique et auront tendance à considérer le français parlé comme vulgaire ou au moins familier. On peut dire que moins le locuteur maitrise les ressources linguistiques, moins il se sent libre d’utiliser le français parlé dans des contextes variés, et plus il aura tendance à considérer le français parlé comme du « mauvais français », et inversement.
En France, la norme est encore très centralisée : les régionalismes sont par exemple la plupart du temps considérés comme des déviations inacceptables dans la norme écrite (sauf à la rigueur dans la région concernée). On peut constater une plus grande tolérance dans ce domaine depuis quelques années, et on peut utiliser sans problème des régionalismes dans la presse (locale). Mais ils ne seraient pas admis dans une dissertation (essee) à l’école.
La norme est aussi très « autoritaire » et très « critique » : toute déviation est considérée à priori comme la marque de l’ignorance — c’est du moins ainsi que de nombreux usagers le ressentent. Le culte de l’orthographe renforce encore cette pression sur les usagers. Cette puissance et ce prestige de la norme en France (on peut presque parler de « terrorisme grammatical ») provoquent chez de nombreux usagers un sentiment d’insécurité linguistique. Les règles de grammaire du français sont parfois très complexes, en grande partie parce que la grammaire française est composée de différentes strates temporelles. On y trouve constamment un mélange de constructions héritées de la langue classique en concurrence avec celles de la langue moderne. L’orthographe est un système très complexe, que pas une seule personne ne peut prétendre maitriser totalement. À moins de connaitre le latin, l’ancien français et les subtilités de la langue classique (et même quand ils les connaissent), les usagers de la langue ont donc mille occasions d’hésiter sur la recevabilité de telle ou telle construction ou de tel ou tel terme, d’où ce sentiment d’insécurité.
C’est pour cette raison que, contrairement à ce qu’imaginent les apprenants de français comme langue étrangère, les locuteurs francophones sont rarement des références absolues en matière de connaissances des règles de grammaire ou de norme. Mais, paradoxalement, face à un non francophone, ces mêmes locuteurs ont souvent tendance à se prendre pour les dépositaires de la grammaire parfaite, et à juger incorrect tout énoncé qu’ils n’identifient pas comme faisant partie de leur grammaire, alors même que cet énoncé est parfaitement conforme à la norme du français. Il semble exister comme un apriori qui veut que l’allophone n’ait pas le droit à l’erreur ni à la fantaisie, et que toute production déviante (même un jeu de mot très bien tourné, mais inattendu) soit interprétée d’abord comme une erreur (c’est le cas dans toutes les langues). Bien souvent, des Français condamnent péremptoirement chez l’allophone telle forme qu’eux-mêmes emploieraient en d’autres occasions sans y trouver à redire, ou soutiennent à tort et avec opiniâtreté que telle règle, dont l’apprenant de français comme langue étrangère est certain qu’elle est juste, est une règle fausse, parce qu’il l’ignorent ou l’ont oubliée, ou ne la comprennent pas.
Le sentiment d’insécurité linguistique reflète souvent une mauvaise connaissance de certains mécanismes grammaticaux (parfois même dans un domaine aussi banal que le genre des noms communs), et, évidemment, de l’orthographe. L’apprenant de français comme langue étrangère doit donc être capable de discerner entre les variations normales de la langue et les véritables déviations par rapport à la norme grammaticale du français standard. Il éprouve lui aussi un sentiment d’insécurité linguistique (pleinement justifié, dans son cas) et il a tendance à prendre tout locuteur natif pour une grammaire vivante et une référence, ce qui est très loin d’être le cas dans la réalité. Il faut donc savoir distinguer le vrai du faux et ne pas prendre pour argent comptant toutes les productions erronées (ce problème est encore accentué par l’explosion du volume de productions écrites sur Internet).
Les seuls qui n’ont jamais d’hésitations et n’éprouvent pas d’insécurité linguistique sont les puristes, qui sont persuadés qu’il n’y a qu’une seule manière correcte de dire les choses (celles qu’ils ont apprise avec beaucoup de peine) et qui veulent que tous les autres appliquent aussi. Pour le linguiste, la variété est la règle et la norme est plus difficile à définir. Voir à ce propos les remarques lumineuses d’André Goosse dans Le bon usage (2016) §14b. Le niveau de « culture linguistique » joue aussi un rôle : un amateur éclairé qui connait bien les différentes strates temporelles de la langue peut ainsi juger parfaitement recevable un énoncé que l’usager habituel (ou le puriste) juge fautif ou ne comprend même pas.
Les gens qui apprennent une langue étrangère s’imaginent souvent que les locuteurs natifs de cette langue parlent tous « parfaitement » cette langue et qu’ils sont tous des spécialistes de la grammaire de leur langue et peuvent expliquer à l’apprenant toutes les règles de grammaire, toutes les nuances de vocabulaire. Ce n’est pas le cas. Il faut d’abord prendre conscience du fait que (malgré les objectifs et les efforts du système scolaire), la plupart des gens (en France, en Belgique, en Finlande et ailleurs dans le monde) ne sont pas du tout intéressés par la grammaire, parce qu’ils n’en ont pas besoin dans leur vie quotidienne. Et, dans le cas du français, même les personnes intéressées ne savent pas toujours expliquer des règles complexes ou des significations ou expressions rares héritées du français du XVIIe siècle. Même les enseignants de français ne savent pas toujours le faire.
Pour l’apprenant de français comme langue étrangère, qu’il soit finnophone ou autre, ceci peut poser différents problèmes :
a. L’apprenant doit d’abord savoir quelle norme il doit utiliser quand il s’exprime en français. Cet aspect a aussi son importance pour l’étudiant qui se destine par exemple à la carrière d’enseignant. Quelle norme le professeur de français comme langue étrangère doit-il enseigner à des débutants ? À un niveau précoce de l’apprentissage, il vaut mieux observer la norme du code écrit. La maitrise des mécanismes du français parlé et des styles demande un certain entrainement, assez long en général. Il est moins étrange d’entendre un allophone (vieraskielinen) parler « trop bien » et sans faire de fautes de grammaire que d’entendre quelqu’un essayant d’imiter le français parlé en faisant des fautes de grammaire sans arrêt et en utilisant des mots ne correspondant pas au style exigé par la situation. Il vaut donc mieux parler « un peu trop bien » que l’inverse. De plus, on peut dire que, sur le plan pragmatique, un excès de « beau langage » avec des amis a rarement des conséquences fâcheuses, tandis que l’utilisation d’une tournure ou d’un mot trop typiques du français parlé dans une situation formelle peut provoquer des situations embarrassantes.
b. L’apprenant de français comme langue étrangère doit prendre conscience du fait que beaucoup de francophones font de nombreuses « fautes de grammaire » en parlant et surtout en écrivant. Du moins, ce sont des « fautes » par rapport au code écrit, et souvent ces prétendues fautes représentent simplement un état actuel du français. Par exemple *il faut que je viens serait une forme considérée comme nettement fautive par une grande majorité des usagers, mais elle est étonnament répandue (même sous forme écrite, sur Internet), et les locuteurs qui la produisent n’y voient, pour leur part, rien de fautif.
L’apprenant de français comme langue étrangère doit également savoir distinguer un type d’erreur « inverse », assez fréquent chez les francophones, l’hypercorrectisme. L’hypercorrectisme est le fait d’utiliser une forme « trop correcte » (le terme désigne à la fois le phénomène et la forme produite ; pour désigner le phénomène, on utilise aussi le terme d’hypercorrection). Il est dû au sentiment d’insécurité linguistique : le locuteur « a peur » de produire une forme grammaticale incorrecte et donc d’apparaitre ignorant de (ce qu’il croit être) la norme. Il y a deux types principaux d’hypercorrectismes qui peuvent être visibles pour l’apprenant de français comme langue étrangère :
a. Le locuteur veut trop bien faire et produit une forme grammaticale inexistante (donc fautive). Exemple : la forme de la personne 5 du verbe dire est dites. C’est une forme irrégulière par rapport à disons et disent. Il faut donc faire attention à ne pas dire *vous disez. Cependant, dans les verbes composés sur dire, comme contredire, on utilise bien la forme -disez. L’hypercorrectisme consiste à appliquer aux verbes composés la règle concernant le verbe simple dire : le locuteur, anxieux d’éviter les erreurs et pour montrer (inconsciemment) qu’il sait bien conjuguer le verbe dire, va produire la forme « hypercorrecte » (autrement dit « trop correcte ») vous *contredites, au lieu de la forme correcte contredisez. On trouve ce genre d’erreurs dans de nombreux domaines : l’utilisation fréquente et erronée d’un accent circonflexe sur le passé simple (quand il *fût parti) est vraisemblablement due à un mécanisme d’hypercorrectisme ; de même la forme hybride très fréquente *ce qu’il se passe. Pour déceler ces erreurs, l’apprenant de français comme langue étrangère doit vraiment bien connaitre la grammaire.
b. Le locuteur utilise une forme correcte grammaticalement, mais qui parait étrange dans la structure concernée. C’est le cas notamment de l’opposition ça/cela. En principe, la forme cela est la variante dans le code écrit de ça. La forme ça est donc catégorisée comme appartenant au français parlé. Donc, pour faire « plus joli », « plus cultivé » en quelque sorte, de nombreux locuteurs s’imaginent qu’il suffit de remplacer n’importe quel ça par sa forme « élégante » cela. Or, on ne peut pas utiliser la forme cela à la place de ça dans tous les cas : il est ainsi très étrange de dire comment cela va-t-il ? comme forme plus « élégante » de comment ça va ? Il ne suffit pas de transformer la forme ça en cela pour obtenir la version du code écrit : la forme du code écrit de comment ça va ? serait par exemple comment allez-vous ? De même, Cela suffit (« Se riittää ») n’est pas l’équivalent dans le code écrit de l’expression Ça suffit ! (« Riittää jo! »). La forme du code écrit ayant le même sens que Ça suffit ! serait par exemple En voilà assez ! Il en va de même pour l’emploi hypercorrect du mot négatif ne dans certains cas.
L’hypercorrectisme consiste donc dans ce cas précis à utiliser des éléments du code écrit dans des structures qui sont réservées au français parlé. Le résultat est là encore une forme à la limite de la grammaticalité. Ce genre d’hypercorrectismes est très fréquent par exemple dans les dialogues de bandes dessinées et plus généralement dans tout contexte où le locuteur ne maitrise pas vraiment les subtilités du code écrit ou littéraire et croit pouvoir « faire de la belle langue » simplement en utilisant quelques « beaux » mots çà et là (voir exemples).
Dans une langue à la norme très rigide, comme le français, les phénomènes d’hypercorrection sont très nombreux. L’hypercorrectisme a aussi un troisième aspect, qui porte sur le style et le choix du style, notamment dans la création littéraire (au sens vaste du terme) : dans les dialogues (de roman, de cinéma, de bande dessinée), qui sont par définition du français parlé, est-il crédible d’utiliser systématiquement le ne négatif, le l explétif (il faut que l’on insiste) ou des interrogations par inversion ?
On peut également mentionner les hypercorrectismes des locuteurs de régions de variété linguistique (Belgique, Suisse ou Québec et régions francophones du Canada, ou régions françaises bilingues) qui, voulant éviter des tournures ou des expressions réputées pour être des calques de la langue d’interférence ou des régionalismes (ou qu’ils croient être telles), emploient à la place de celles-ci des tournures différentes, alors même que la tournure ou l’expression qu’ils voulaient éviter existe bel et bien et est parfaitement admise dans le français standard.
Au total, si on peut dire que le français n’est pas une langue facile pour les francophones eux-mêmes, la tâche de l’apprenant de français comme langue étrangère est encore plus compliquée :
3. Code écrit et français parlé. Mise à jour 26.2.2024